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PHystorique- Les Portes du Temps
3 septembre 2019

Le Goliard Gautier Map raconte l'histoire de Lancelot du lac à Henri II et Aliénor d'Aquitaine.

Le Goliard Gautier Map raconte l'histoire de Lancelot du lac à Henri II et Aliénor d'Aquitaine

Goliardique, de Goliard. Le mot « goliard » apparaît dans les textes, vers 1220, pour désigner les clercs vagabonds, indociles, burlesques, qui étaient en quelque sorte les jongleurs du monde ecclésiastique. Ils se recommandaient d'un personnage mythique, l'évêque Golias ou Goliath, auquel sont attribués quelques-uns des plus beaux poèmes goliardiques.

C'est encore une fortune très surprenante que celle de Walter Map, archidiacre d'Oxford, clerc familier du roi d'Angleterre Henri Il Plantagenet. Son compatriote, son ami, Gérald de Barri, le représente comme le plus bel esprit de la cour d'Angleterre à la fin du XIIe siècle; c'était un homme très savant, très fin, et qui n'aimait pas les moines, particulièrement les moines blancs (cisterciens) : Girald rapporte de lui que, ayant appris l'apostasie de deux moines, il s'écria : « Puisqu'ils renonçaient à leur moineric, que ne se sont-ils faits chrétiens! »

 Map a laissé un livre en prose, De nugis curialium, d'une lecture fort agréable; ce livre ne nous a été conservé que par un seul manuscrit ; il a été imparfaitement édité par Th. Wright, et très peu de personnes l'ont lu. Il a écrit contre le mariage une déclamation dont il était très fier : Valerius ad Rufinum de non ducenda uxore; on le sait si peu que des savants éminents persistent, encore aujourd'hui, à attribuer cette déclamation à saint Jérôme ! Par compensation, en a copié au moyen âge, et imprimé de nos jours, sous le  nom de Walter Map, quantité d'ouvrages auxquels il a toujours été étranger.

Les meilleures pièces goliardiques, que les scribes français ont ornées, pour les recommander, de la marque de fabrique de Primat, les scribes anglais leur ont imposé celle de l'archidiacre d'Oxford. Comme, parmi ces pièces, il y en a de fort grossières, l'élégant et précieux Map a gagné de la sorte, en Angleterre, un renom détestable et fort peu mérité d'ivrogne (a jovial toper). Il est principalement connu pour l'attribution fictionnelle qui lui a été faite du cycle de cinq œuvres de Lancelot-Graal en prose française du Moyen Âge.

Le roman du Saint Graal est le développement de la légende latine rédigée dans l'abbaye de Glastonbury. Dans cette légende on disait comment Joseph d'Arimathie, après être sorti de la prison des Juifs, avait été, avec toute sa famille, transporté miraculeusement dans les îles Britanniques, dont il avait converti les habitants : après le récit plus ou moins étendu de ses miracles, on le faisait mourir dans l'abbaye de Glastonbury.

Tout ce que contient de plus le roman du Saint Graal doit être considéré comme l'œuvre du romancier, c'est-à-dire Walter ou Gautier Map.

On sait que Map avait joui de la plus haute faveur à la cour des rois Henri II et Richard Cœur-de-Lion. « Walterus Mapus, dit Giraud de Barry, regis Henrici secundi domesticus familiaris et ad jura tuenda justitiamque regiam exercendam associatus. » (Spéculum ecclesiastic., cité par M. Th. Wright.)

Ses contemporains le représentent comme un esprit fécond, enjoué, subtil, profondément versé dans l'étude de l'histoire et de tous les genres de littérature. « Vir celebri fama conspicuus; et tam literarum copia quam curialium verborum facetia praeclarus. » (Ibid.)

Il n'était pas Gallois de naissance, mais il connaissait les mœurs et les traditions galloises comme s'il eût été de la contrée. Giraud de Barry l'avait proposé au choix du roi pour le siège de Saint-David, « quia virum bonum et honestum dicebatur, qui de Anglis esset oriandus et Walliæ tamen magis intimus; morum gentis utriusque non ignarus. (De jure et statu Menevensis ecclesiœ, distinct. VI.) »

Map, ordinairement peu favorable aux prétentions monastiques, était plus curieux d'agréer aux gens du monde et des cours qu'à ceux de l'église ou de l'école. Après avoir étudié, visité Rome et vécu longtemps en France, comme il nous l'apprend dans son De nugis curialium, il avait obtenu de beaux bénéfices qui n'avaient rien diminué de son aversion pour les moines : un double canonicat dans les églises de S. Paul de Londres et de Salisbury, une prébende à Westbury, la dignité de grand chantre à Lincoln, enfin, dans sa vieillesse, l'archidiaconat d'Oxford. « Gualterus Map, dit Thomas de Walsingham (Ypodignia Neustriœ, p. 457) de quo multa referunlur jocunda, ex praecentore Lincolniensi Oxoniensis Archidiaconus est effectus

La vie de Gautier Map paraît s'être prolongée jusqu'aux premières années du XIIIe siècle.

Giraud de Barry, qui avait vécu dans sa familiarité, et duquel on conserve une lettre où il engage son ami à ne plus abandonner les études sérieuses, Giraud, dis-je, a rappelé de Gautier Map un mot qui d'abord pourrait embarrasser la critique et laisser quelques doutes sur la part qu'on lui a toujours faite dans la composition du Saint Graal. Mieux entendu, le mot confirme au contraire cette attribution.

« Cet homme, que son éloquence a rendu célèbre, me disait souvent : Maître Giraud, vous avez beaucoup écrit et j'ai beaucoup dit : vous avez donné des écrits, moi des paroles. »

Pour bien comprendre cette phrase, il ne faut pas, comme a fait M. Th. Wright, dans son précieux recueil des poèmes latins attribués à W. Map, la séparer de ce qui la précède et de ce qui la suit. Elle se trouve dans l'envoi que fait l'auteur au roi Jean de son livre Expugnatio hibernica, vers l'année 1210 : « Les ouvrages, dit-il, qui ont besoin d'être traduits, n'ayant pas autant d'agrément que s'ils étaient écrits dans la langue courante, je voudrais que quelqu'un, également versé dans la connaissance des deux langues, consentît à donner à mon livre la forme française. Il en tirerait, je suppose, le profit que l'auteur original ne saurait attendre de princes étrangers aux lettres. Et à ce propos, W. Map, archidiacre d'Oxford, cet homme d'une éloquence si bien reconnue, avait coutume de m'aborder avec ces courtoises et charmantes paroles : Maître Giraud, vous avez écrit bien des livres, et vous écrirez encore beaucoup : pour moi, j'ai beaucoup dit; vous avez donné des écrits, moi des paroles. Et, bien que vos écrits soient autrement louables et durables que mes dits, cependant parce que mes dits sont entendus facilement de tous, et répandus dans le commun langage, tandis que les vôtres sont hors de la portée de tous ceux qui ignorent le latin, j'ai pu tirer profit des miens et vous n'avez pas recueilli la récompense des vôtres, les princes lettrés n'étant plus de notre temps. »

Comme il est assez difficile de donner une traduction littérale de la phraséologie de Giraud de Barry, nous devons mettre le texte original sous les yeux du lecteur : « Quoniam res gesta per interpretem non adeo sapit aut animo sedet sieut proprio et idiomate noto prolata, alieui, si placet, lingua simul et literis erudito, ad transferendum in Gallicum ocius non otiosus liber hic noster committatur, qui forte fructum laboris sui, quoniam intelljgi poterit, assequetur quem nos quidem, minas intellecti quia principes minus literati, bactenus obtinere non valuimus. Unde et vir ille eloquio clarus, W. Mapus, Oxoniensis archidiaconus (cujus animse propitielur Deus), solita verbornm* facetia et urbanite prcecipua dicere pluries et nos in hune modum convenire solebat : Multa, magister Geralde, seripsistis et multum adhuc scribitis, et nos multa diximus. Vos scripta dedistis et nos verba. Et quanquam scripta vestra longe laudabiliora sint et longseyiora quam dicta nostra, quia tamen hœc aperta, communi.quippe idiomate prolata, illa Yero, quia latina, paucioribus evidentia, nos de dictis nostris fructum aliquem reportavimus; vos autem de scriptis egregiis, principibus literatis nimirum et longe obsoletis et ab orbe sublatis, dignam minime retributionem consequi potuistis. » (Expugnat.. Hibernica. Opéra, t. V, p. 410.)

Les mots dicta nostra communi idiomate prolata ne laissent aucun doute sur les livres que Map avait composés en idiome vulgaire; ils viennent donc heureusement à l'appui de ce qu'on trouve si souvent répété dans le Saint Graal : « Si nous dist, ou ainsi corne le dit maistres Gautiers Map, qui traist ce livre dou latin en romans, par le comandement de son chier seigneur le roi Henri qu'il ne dut mie refuser. »

Le grand chantre, le prébendier voulait ainsi faire entendre que s'il abaissait sa dignité cléricale jusqu'à composer un roman, ce n'était que pour obéir aux ordres du roi.

Assurément, Gautier Map ne s'était pas contenté dans sa longue carrière de parler, sans dicter et sans écrire. Il avait même fait souvent des vers latins. En admettant que Giraud de Barry ne connût pas le De nugis curialium, œuvre de sa vieillesse, il ne pouvait ignorer les pièces satiriques faites contre les moines de Cîteaux et auxquelles avait répondu le chanoine Bothwald. Et je n'ai pas besoin de mettre en compte les nombreux vers satiriques recueillis avec tant de soin par M. Th. Wright et qu'on lui avait peut-être gratuitement attribués. Dans le passage cité plus haut, Giraud de Barry donnait donc un sens particulier aux mots scribere et dicere; scripta et verba dare. Écrire, c'était composer latine, grammatice. Dire, donner des dits, transmettre des paroles, c'était écrire comme on parlait; publier des ouvrages composés dans la langue parlée.

Mais tout en rendant le livre latin du Graal responsable de ce qu'il allait mettre dans son roman, Gautier Map n'entendait pas perdre le mérite de ce que lui permettraient d'ajouter ses connaissances historiques et théologiques. Il semble même plus d'une fois désavouer et contester l'origine céleste du livre, en avertissant qu'il est tiré de toutes les histoires. Au lieu de faire directement passer les nouveaux chrétiens de Syrie dans l'île d'Albion, il conduit d'abord Joseph d'Arimathie dans la ville de Sarras, dont le roi nommé Évalac lui doit la victoire qu'il remporte sur son terrible ennemi, le roi Tholomé d'Égypte. D'après l'avis d'un ange, Joseph cède la garde du Saint Graal à son fils Josephé, qui occupe dès lors le premier plan du tableau.

Josephé est revêtu des ornements sacerdotaux et sacré évêque de la main de Jésus-Christ, avec le pouvoir de transmettre le sacrement de l'ordre, et d'ouvrir la série de la nouvelle hiérarchie. Il célèbre le premier sacrifice de la messe, mais cette fois sans figure. L'homme Dieu s'y présente lui-même sous la forme d'un petit enfant que Josephé est obligé de dépecer; il entre dans le calice, et s'offre en pâture aux nouveaux chrétiens, comme il le fera désormais sous les apparences du pain et du vin.

La description de cette messe est surprenante de hardiesse et de poésie ; et on ne pouvait l'attendre que d'un théologien consommé. Evalac, le roi de Sarras et son beau-frère finissent par recevoir le baptême et quittent leurs noms pour prendre ceux de Mordrain et de Nascien. Josephé, alors, conduit son père, ses parents et ses amis au bord de la mer, il les reçoit sur les pans de sa chemise progressivement prolongés, et ils traversent ainsi la mer jusqu'à ce qu'ils arrivent en Grande-Bretagne où les rejoignent, après de nombreuses aventures, le roi Mordrain, Nascien, leurs femmes et leurs enfants : les habitants de l'île sont éclairés de la lumière de l'évangile; leurs rois donnent leurs filles en mariage aux enfants, neveux et parents de Josephé, de Mordrain et de Nascien; et le romancier poursuit la descendance de ces nouveaux rois de Northumberland, de Galles, de Norgalles, de Logres et d'Orcanie jusqu'aux temps aventureux d'Artus.

Map se plaît à semer le récit principal de digressions qui ne sont pas la partie la moins curieuse de son livre. Ces digressions ont une physionomie tantôt byzantine et tantôt galloise. Telles, la belle histoire d'Hippocras, mise plus tard sur le compte de Virgile; les amours de Pierre avec la fille d'Orcan ; la nef de Salomon; les visions multipliées de Mordrain, de Nascien et de Célidoine, fils de Nascien; les aventures de la fille du roi de Perse et de Grimaud, fils naturel de Mordrain.

Peu soucieux des intérêts de Glastonbury, Map fait ensevelir les deux Joseph dans l'abbaye de Glare en Ecosse; le Saint Graal, remis aux mains de Mordrain, surnommé le roi pêcheur, est secrètement conservé dans les profondeurs d'une forêt de Northumberland, et c'est là que, plus tard, au temps du roi Artus, viendra le découvrir Galaad, comme le même Gautier Map le racontera dans son deuxième roman, La Quête du Saint Graal.

C'est ainsi que l'abbaye de Glastonbury, bien que dépositaire incontestée de la dépouille mortelle de Joseph d'Arimathie, après avoir tant fait pour recueillir le bénéfice de ce précieux dépôt, se vit enlever le fruit de ses peines, et put s'écrier douloureusement avec Virgile : Sic vos non vobis mellificatis apes.

Et Map put faire d'autant plus aisément cette infidélité à l'abbaye, que son roman ne dut paraître qu'après la mort du prince qui le lui avait demandé.

Henri II cessa de vivre en 1189, l'année même de la prétendue découverte du tombeau d'Artus. Richard Cœur-de-Lion, son successeur, ne tenait aucunement à favoriser les fraudes pieuses que l'assimilation de l'île d'Avalon aux marais de Glastonbury pouvait bien avoir déjà grandement discréditées. Ajoutons que, dans le monde clérical, on n'avait jamais pris au sérieux la légende de Joseph d'Arimathie; et, dans le monde laïc, on n'en aurait jamais parlé sans le roman du Saint Graal, que pourtant on ne regardait que comme un heureux produit de l'imagination de l'auteur.

 

Le roman demandait un complément : qu'était devenu le précieux vase? Gautier Map voulut bien encore se charger de le dire. Un chevalier, rempli de toutes les perfections guerrières et chrétiennes, vierge de corps et de pensées, fut destiné à parvenir jusqu'au roi pêcheur ; il découvre le Saint Graal et met ainsi fin aux temps aventureux. Mordrain, dont la vie s'était miraculeusement prolongée jusque-là, meurt dès qu'il a transmis à Galaad la garde du saint vaisseau. Galaad passe en Syrie avec les deux plus pieux compagnons de la Table ronde, Perceval et Bohor : avant d'expirer, il voit les anges emporter dans les cieux le Graal.

Ce récit n'a pas empêché qu'en 1247 on ne voulût reconnaître le saint vase dans une ampoule offerte au roi d'Angleterre, Henri III, par les grands maîtres du Temple et de l'Hôpital. Et même jusqu'aux premières années de ce siècle, on montrait dans le trésor de Gênes, avec des précautions infinies, un sacro catino qu'on disait le Saint Graal.

Bonaparte le rapporta d'Italie; il fut rendu en 1815 à la ville de Gênes qui, peut-être, le montre encore comme creusé dans une incomparable émeraude, bien qu'il le soit dans un verre grossièrement coloré.

Perceval le Gallois étant mort également en Syrie, Bohor revint seul à la cour d'Artus pour y raconter les dernières merveilles dont il avait été témoin. C'est par ce récit que finit la Quête du Saint Graal, second ouvrage de Gautier Map :

« Li rois fist avant venir les clers, et quand Bohor ot conté les aventures du Saint Graal, teles corne il les avoit veues, elles furent mises totes en escrit, et gardées en l'aumaire de Salebières, dont maistre Gautier le traist à faire son livre dou Saint Graal, por l'amour dou roi Henri son seigneur, qui fist l'istoire tranlater dou latin en romans. » (Msc. de la Bib. nat., n° 751, fo 415.)

 En exposant, comme on vient de voir, l'origine et le caractère du roman de Gautier Map, je n'ai rempli que la moitié de ma tâche. Je dois maintenant soumettre au même examen un petit poème qui parut à peu près dans le même temps sur le même sujet, et qui pourtant ne devoit rien au Saint Graal de Map, ni au livre latin composé dans l'abbaye de Glastonbury.

Remarquons d'abord que le roman de Gautier Map avait dû rencontrer pour se répandre dans le monde les difficultés qui, au XIIe siècle, attendaient tous les ouvrages qui n'étaient pas écrits dans la langue savante.

Pour les livres latins, dès qu'on leur supposait la moindre valeur, les libraires de l'Université, les copistes d'église et d'abbaye en multipliaient à l'envi les exemplaires qui venaient accroître le trésor littéraire des écoles et des maisons religieuses. Mais dans ces librairies n'étaient pas encore admis les romans, c'est-à-dire les livres écrits dans la langue vulgaire.

Les jongleurs ne les copiaient pas pour leur usage, comme ils faisaient les gestes et les poèmes d'aventures; car ils ne pouvaient les dire en pleine rue. C'était, si je puis ainsi parler, de la littérature de chambre. Ainsi, le baron désireux de les connaître, devait charger un secrétaire d'en découvrir quelque exemplaire, et d'obtenir la permission de le copier. Je crois bien que les conditions de la prose romane devinrent meilleures à partir de la fin du XIIIe siècle; la preuve en est dans le grand nombre de livres français à cette date qu'on rencontre aujourd'hui dans les bibliothèques publiques.

Mais bien que les livres de Merlin, d'Artus, de Lancelot et du Graal aient paru sous le règne de Philippe-Auguste, il n'en reste aucun texte de cette époque; les plus anciens sont de 1200 à 1310, quand la tribu des copistes avait enfin trouvé son compte à transcrire les livres français, et s'était faite aux règles bien établies de la prose et de la poésie vulgaires.

Les hommes riches qui, sur ce qu'on leur disait des romans de ln Table ronde, désiraient en posséder un exemplaire, demandaient soit le Merlin, soit l'Artus, soit le Lancelot, soit enfin, mais plus rarement en raison de son caractère mystique, le Saint Graal.

Chacun de ces livres était si long à copier qu'on se bornait à réclamer la transcription d'un seul. Vers la fin du règne de saint Louis, un auteur, un copiste peut-être, eut l'idée d'établir un lien factice entre ces quatre grands ouvrages, lien dont les premiers auteurs n'avaient assurément pas eu la pensée. Grâce à quelques remaniements, à quelques suppressions et interpolations, l'assembleur fit supposer qu'ils étaient écrits sur le même plan et dans les mêmes dispositions d'esprit.

Le nouvel arrangement se reconnaît aujourd'hui dans le plus grand nombre des exemplaires conservés, et c'est là ce qui a le plus contribué à égarer la critique contemporaine. Mais je dois traiter ce point intéressant dans une seconde étude; il me suffira de dire ici que l'assembleur n'avait pas encore opéré la fusion des quatre grands romans, le Graal, l'Artus, le Lancelot et le Merlin, quand Hélinand, qui achevait en 1205 le premier texte de ses chroniques, remplissait ainsi le paragraphe de l'année 717 :

« En ce temps, une merveilleuse vision fut révélée par un ange à un ermite, sur saint Joseph le décurion qui descendit de la croix Notre-Seigneur, et sur l’écuelle ou bassin dans lequel Notre-Seigneur avait mangé avec ses disciples. De là fut écrite par le même ermite l'histoire appelée le Graal.

Graal ou Grael en français a le sens d'écuelle large et assez creuse dans laquelle chez les gens riches on a coutume de servir les viandes délicates avec leur jus. Je n'ai pas trouvé cette histoire écrite en latin : elle est chez quelques barons, mais seulement en français, et il est malaisé de la posséder tout entière. Jusqu'à présent je n'ai pu obtenir de personne le moyen de la lire attentivement. Dès que je le pourrai, j'aurai soin de traduire en latin ce que j'y aurai trouvé de plus utile et de plus vraisemblable. »

Rien ne pouvait mieux justifier ce que j'ai dit de la rareté primitive de nos romans et de la difficulté de les réunir.

Ceux qui avaient le bonheur d'en posséder un volume ou qui en avaient entendu la lecture avec plaisir, souhaitèrent plus d'une fois qu'un trouvère habile consentît à le mettre en vers, et c'est ainsi que Marie de France, comtesse de Champagne, et le comte de Flandres invitèrent plus d'une fois Crestien de Troies (Chrétien de Troyes) à prendre dans les nouveaux romans de la Table ronde la matière de ses rimes.

La comtesse Marie, sœur utérine des rois de France et d'Angleterre, aimait beaucoup les trouvères et leurs productions; grâce à ses relations constantes avec la cour de sa mère Aliénor, elle avait dû recevoir de bonne heure ces romans français faits pour le roi Henri.

Voici les premiers vers du poème de La Charette, emprunté au Lancelot par Crestien de Troies :

Puisque ma dame de Champaigne

Vuet que romans à faire empreigne,

 Je l'emprendrai moult volentiers.

Del chevalier de la Charete

Comence Crestiens son livre;

Matere et sens li done et livre

La contesse, et ne s'entremet

 De penser; que gueres n'y met

 Fors sa peine et s'intention.

De son côté, le comte de Flandres, excité par l'heureux succès de ce poème de La Charette, envoyait au même Crestien le roman de la Quête du Saint Graal, en le priant de le mettre également en rimes. Le poète obéissait :

Crestiens qui s'entent et paine,

Par le comandement le conte,

 A rimoié le meillor conte

Qui soit conté en cour roial;

Çou est li contes dou Graal;

Dont li quens Ii bailla le livre. ….

Ces aveux suffisent, il me semble, pour justifier ce qu'avait remarqué Hélinand : « Tantum habetur gallice scripta a quibusdam proceribus, nec facile lotus inveniri potest. »

Ne soyons donc pas étonnés si, dans le même temps, un chevalier de la frontière lorraine ne pouvait se procurer un exemplaire du Saint Graal de Gautier Map. Ce chevalier se nommait Robert de Boron, et son fief était voisin et dépendant du comté de Montbéliart.

Soit que messire Gautier, frère du comte de Montbéliart, eût invité Robert à mettre en vers ce qu'il savait de Joseph d'Arimathie dont on commençait à parler, soit que Robert ait, ainsi qu'il le fait entendre, prévenu Gautier Map, et rimé la légende de Moienmoutier avant la publication du Saint Graal, il est au moins certain qu'en remaniant un peu plus tard son poème, Robert de Boron n'avait pas encore lu le roman de Gautier Map et ne le connaissait que par ouï-dire.

Les énormes différences qu'on aperçoit entre les deux ouvrages, et surtout le silence gardé par le rimeur de Montbéliart sur l'arrivée et la prédication de Joseph en Grande-Bretagne, s'expliquent aisément par ce qu'on a dit plus haut du long séjour des reliques de Joseph dans l'abbaye de Moienmoutier. Robert de Boron s'en était tenu à la tradition des actes de Joseph, telle qu'on l'avait reçue dans les Vosges, et il avait achevé son poème, auprès de messire Gautier de Montbéliart, avant l'année 1199, puisqu'à cette date Gautier partit pour la Terre-Sainte, et mourut en Chypre vers 1212, sans avoir revu la France.

Toutes ces assertions sont justifiées par le texte du poème, Comme le roman du Saint Graal, Robert a commencé par suivre les évangiles autorisés ou apocryphes ; il fait sortir Joseph de Jérusalem après la vengeance exercée par Vespasien sur les Juifs déicides. Mais là s'arrête la concordance entre le poème de Boron et le roman de Map. Joseph emmène avec lui sa sœur Enigée, Bron, son beau-frère, leurs douze enfants et une compagnie de Juifs nouvellement baptisés. Ils arrivent dans une terre lointaine qu'ils se contentent de cultiver. D'abord le ciel récompense leurs travaux; mais tout à coup les blés se dessèchent, les semences deviennent stériles. Joseph s'agenouille devant la précieuse écuelle qu'il n'avait pas manqué d'apporter, et Jésus-Christ vient lui apprendre que Dieu s'est offensé du vice d'impureté dont plusieurs de ses compagnons sont entachés. Il faut que les bons soient séparés des mauvais.

 « Pour les discerner, tu auras soin, » continue le fils de Dieu, « de dresser une table devant laquelle tu t'assoiras le premier. Puis tu diras à Bron, ton beau-frère, d'aller pêcher dans l'étang voisin. Il en rapportera un poisson que tu poseras sur la table à côté de l'écuelle où tu as recueilli mon sang. Tu couvriras l'écuelle d'un linge blanc et il ne sera donné qu'aux véritables chrétiens de l'apercevoir. Cela fait, tu appelleras ton peuple, et tu l'avertiras que le moment est venu de reconnaître ceux qui ont encouru la colère céleste. Tu feras alors asseoir à la droite Bron, qui aura soin de laisser entre toi et lui une place vide, comme avait été celle de Judas, après sa trahison.

Cette place sera remplie plus tard par l'enfant qui devra naître de Bron et de ta sœur Enigée. Tu prêcheras ensuite ton peuple, et ceux qui ont foi dans la sainte Trinité et auront gardé mes commandements, participeront à la grâce du saint vaisseau. »

Joseph fit ce que la voix divine demandait. Tous les sièges furent occupés autour de la table, à l'exception de celui qui séparait Bron de Joseph.

Bientôt les convives furent inondés de délices inexprimables. Dans leur extase, ils oubliaient ceux qui n'avaient pas trouvé place à la table. Petrus seul, un des parents de Joseph, se tournant vers eux, leur demanda s'ils sentaient rien de ces ineffables douceurs.

« Non » disent-ils. — « C'est donc vous qui nous aviez ôté la grâce du Seigneur. » Au lieu de répondre, les incrédules prirent le parti de quitter pour jamais la compagnie des bons; mais avant de s'éloigner, ils voulurent au moins savoir comment ils pourraient contenter ceux qui leur demanderaient le nom du vase qui semblait être pour les croyants une source de bonheur.

— « Vous le nommerez Graal, dit Petrus, parce qu'il agrée à tous ceux auxquels il est donné de le voir. » Après leur éloignement, Joseph avertit les chrétiens fidèles de revenir chaque jour à l'heure de tierce, pour participer à la même grâce. Et depuis ce premier repas spirituel, ils ne manquèrent plus d'assister à ce qu'ils appelèrent le service du Graal.

Un seul de ceux qui n'avaient pu trouver place à la grâce, Moïse, ne voulut pas s'éloigner et demanda instamment la permission de prendre place à la table du Graal. Joseph, après avoir consulté son divin oracle, consentit à l'épreuve; Moïse s'approcha donc, et voyant tous les sièges occupés, à l'exception de celui que nul ne devait remplir avant le petit-fils de Bron, il voulut s'y asseoir. A peine était-il assis que le sol s'ouvrit sous lui et l'engloutit. Joseph apprit alors de la voix céleste que Moïse ne serait retrouvé que par celui qui plus tard devait remplir le siège vide.

Après cette aventure, Bron, d'après le conseil de sa femme Enigée, demande à Joseph ce qu'il doit faire de ses douze fils.

Joseph lui conseille de les inviter tous à prendre femme. Les enfants se marient donc, à l'exception d'Alain, qui s'obstine à rester célibataire, et Joseph le désigne pour être le conseil, le gardien de ses frères. Il lui révèle les mots sacramentels que le Saint-Esprit lui avait appris, mots que le prêtre doit dire en consacrant l'hostie, et que les profanes doivent ignorer. Puis il invite le nouveau prêtre à s'éloigner avec ses frères qui le reconnaissent pour leur chef. Comme il leur donnait ses dernières instructions, un bref est apporté du ciel à l'adresse de Petrus, lequel est institué messager de Dieu. Où devait-il aller? vers Occident, aux vaus d'Avaron ; et c'est là où il attendra le fils qui doit naître d'Alain.

Alain partit le lendemain avec ses frères, ils arrivèrent en a terres étranges  dont ils convertirent les habitants. Petrus, cédant aux prières de Joseph, consentit à rester un jour de plus avec lui. Et le lendemain, après le service, Joseph remit en présence de Petrus le Saint Graal aux mains de Bron, en lui apprenant les paroles sacramentelles. En mémoire du poisson qu'il était alic pêcher dans l'étang, on nommera Bron désormais le Riche pêcheur : il s'en ira vers Occident, et s'arrêtera où le cœur lui dira, pour y attendre le fils de son fils, auquel il transmettra la garde du Graal, en lui révélant les mots sacramentels. Ainsi sera représenté, par ces dépositaires, le mystère de la sainte Trinité.

Petrus partit le dernier, après avoir vu le Graal passer des : mains de Joseph dans celles de Bron. Joseph retourna dans la ville d'Arimathie, où il fut bientôt appelé à jouir du bonheur éternel que Dieu réserve à ses amis. Les dernières paroles du poème présentent un sens clair, bien qu'on puisse y soupçonner quelque lacune. D'abord, la voix céleste annonce à Joseph qu'il rendra l'âme après avoir dit adieu aux trois missionnaires, Alain, Petrus et Bron

Et tu, quand tout ce fait aras,

Dou siecle te départiras.

Si venras en parfaite joie,

Ki as bons est et si est moie :

Ce est en perdurable vie.

Rien n'est plus intelligible; mais quelques vers plus loin, quand les trois missionnaires ayant pris congé, lui permettent de retourner en Syrie :

Et Josephes est retournés

En la terre là ù fu nez.

Mais, qu'il soit mort aussitôt après avoir envoyé les autres en Occident, où qu'il ait achevé ses jours dans Arimathie, il est au moins certain que Robert de Boron ne songe pas à le faire arriver, mourir et inhumer en Grande-Bretagne.

On ne peut donc admettre, en rapprochant le roman en prose du poème de Robert de Boron, qu'ils aient été composés l'un d'après l'autre. Robert a suivi la tradition conservée dans les Vosges, et Gautier Map a pris la légende de Glaslonbury pour fondement de ses propres inventions. Mais il était impossible de faire cette distinction avant de connaître le premier séjour des reliques de Joseph d'Arimathie dans l'abbaye de Moienmoutier; on ne pouvoit comprendre qu'un chevalier du comté de Montbéliard eût raconté, pour l'amusement du frère de son suzerain, une légende dont l'origine bretonne n'était pas contestée. Le passage reconnu de Richer de Senones a rendu raison d'un fait aussi singulier : le Joseph d'Arimathie de Moienmoutier n'avait rien de commun avec la Grande-Bretagne ; il n'avait pas la prétention d'être le premier des évêques; son rôle se bornait à envoyer ses parents, ses amis en Occident pour y répandre les semences de la foi nouvelle, et il achevait ses jours en Judée, d'où ses os arrivaient, plus tard, dans l'abbaye vosgienne de Moienmoutier.

Robert de Boron mettait en vers cette première légende, dans le temps même où le bruit commençait à se répandre d'un livre du Saint Graal écrit en latin et nouvellement traduit en prose française par de « grands clercs. » Et son poème avait l'antériorité, si nous en croyons l'auteur, sur le roman en prose :

En ce tams que je la retrais

 0 mon seigneur Gautier, en pès,

Qui de Montbelial estoit,

 Unques retreite esté n'avoit

 La grant estoire dou Graal,

Par nul home qui fust mortal.

Mais entre la première rédaction du poème et la seconde, la seule que nous ayons conservée, le roman de Map avait paru, et si Boron ne l'avait pas lu, au moins en avait-il beaucoup entendu parler; car, dit-il, « pour savoir où allèrent Petrus, Alain, Bron et Moïse, il faut avoir recours à la grande histoire du Graal : »

Ne je ne le pourroie faire,

Neis se faire le voloie,

Se je le grant livre n'avoie

Où les estoires sont escrites,

 Par les graos clers feites et dites.

Là sunt li grand secret escrit

Qu'en nomme le Graal et dit.

Cela je pense est assez concluant. Remarquons-le d'ailleurs : avant l'usage de l'imprimerie, les écrivains remaniaient à plusieurs reprises les manuscrits dont ils avaient d'abord laissé prendre des copies.

Ainsi Geofroi de Monmouth dans le XIIe siècle, Giraud de Barry dans le Xllle, Guillaume de Deguilleville et Froissart dans le XIVe, ont constamment retouché et remanié la forme et le fond de leurs œuvres. Il en fut de même pour le poème de Robert de Boron, et nous avons droit de conjecturer qu'il fit de nombreux changements à sa première édition, quand on lui eut donné une certaine connaissance du grand livre de messire Gautier Map, le grand clerc. « Dès que je pourrai, ajoute-t-il, m'en procurer le texte, je m'engage à compléter l'histoire et de Petrus, et de Bron, et d'Alain, et de Moïse. »

En effet, la conclusion de l'histoire de ces quatre personnages se trouvait dans le Saint Graal de Gautier Map. Peut-être n'étaient-ils pas nommés dans la première rédaction du poème de Boron, et y furent-ils introduits d'après ce que Boron lui avait appris du livre de G. Map. Mais cet accord passager ne doit pas nous porter à croire que Robert ait voulu nous tromper, en exprimant le regret d'avoir parlé de Joseph d'Arimathie et de ses compagnons avant de consulter le roman du Saint Graal. Il fait mourir Joseph en Orient; il ne dit pas un mot de son arrivée en Grande-Bretagne : pouvait-il mieux nous prouver qu'il avait entrepris son poéme avant de rien savoir de la légende de Glastonbury et du roman de Gautier Map ?

L'étude que je viens de soumettre au jugement des médiévistes n'est pas sans une certaine importance. Elle indique les premières sources religieuses auxquelles se rattachent les romans de la Table ronde, et ne permet plus de voir chez les auteurs de ces fameuses compositions une intention suivie d'élever l'Eglise sur les ruines de la Chevalerie, ou la Chevalerie sur les ruines de l'Eglise.

 En dépit de plusieurs critiques anglois et françois, les Templiers, les Albigeois n'ont rien à faire avec le Saint Graal, libre développement d'une légende monastique que le roi Henri II crut devoir favoriser, dans l'intérêt de sa politique, et que Gautier Map, répondant assez mal aux premières intentions du prince, prit pour point de départ de ses doctes souvenirs et de ses inventions tour à tour mystiques, enjouées, subtiles.

Pour Robert de Boron, que les assembleurs du XlIle siècle associèrent gratuitement à Gautier Map dans la rédaction du Saint Graal, il n'avait ni le talent du grand clerc anglais, ni la moindre de ses préventions contre les moines et contre Rome. Son poème ne se recommande ni par l'invention ni par le style : c'est tout simplement une légende correctement rimée. Mais comme ce poème avait le mérite d'être fort court, et qu'il ne blessait aucune des traditions consacrées par l'Église de Rome, on le réduisit souvent en prose pour le mettre, de préférence au Saint Graal de Gautier Map, en tête du livre de Merlin; les copistes s'accommodant mieux de la concision du Joseph d'Arimathie que de la savante prolixité du Saint Graal.

Aussi en retrouve-t-on encore aujourd'hui d'assez nombreux exemplaires, bien que cette œuvre de Robert de Boron se lie encore moins que le Saint Graal de G. Map aux autres romans de la Table ronde, le Merlin, l'Artus et le Lancelot du lac.

 P. P.

 

Les Goliards aux services des Plantagenêt dans le Poitou (Parthenay – Vouvant) (2)

 

Les Goliards aux services des Plantagenêt dans le Poitou (Parthenay – Vouvant) <==

==> Chrétien de Troyes - la littérature Arthurienne

==> La vie d’Aliénor d’Aquitaine (la pensée poétique et chevaleresque des troubadours)

==> Les romans des Chevaliers de la table ronde à la cours Henri II Plantagenet et Aliénor d’Aquitaine.

==> L'apparition du Graal aux chevaliers de la Table Ronde - Lancelot du Lac

==>Joseph d'Arimathie scène de la Passion la Descente de la croix Foussais-Payré

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